Elle avait disparu des radars. Un an après l’arrestation de l’opposant et les émeutes qui ont suivi, la plaignante revient sur son quotidien depuis qu’elle a porté plainte contre Ousmane Sonko et maintient toutes ses accusations.
Dans la pénombre du salon aux rideaux tirés, la jeune femme entre sans un mot. Avant de prendre la parole, il lui faut terminer d’égrener son chapelet. Voile noir sur tunique noire, Adji Sarr apparaît de la même manière qu’elle s’était révélée aux yeux des Sénégalais en mars 2021, il y a un an de ça. Pieuse, discrète, presque effacée. Mais déterminée.
À l’époque, l’accusatrice d’Ousmane Sonko avait choisi de s’exprimer devant la presse pour nier tout complot contre l’opposant et réitérer ses accusations. Le 3 février 2021, cette employée du Sweet beauté spa, déposait plainte devant le commandant de la brigade de recherches de la gendarmerie de Colobane. Elle accusait alors le député de l’avoir violée, à plusieurs reprises, dans ce salon de massage dakarois.
Un an plus tard, le discours de la jeune femme n’a pas changé. En revanche, sa vie n’est plus la même. Depuis que son nom et son visage poupin ont été révélés au grand jour, Adji Sarr vit recluse, terrifiée à l’idée qu’un voisin ne la reconnaisse. Sujette à des crises d’angoisse et des épisodes de dépression nerveuse, elle vit accompagnée par intermittence de certains membres de sa famille, dans des appartements dakarois où elle ne reste jamais longtemps.
« Ma vie, si on peut appeler ça une vie, se limite à cet appartement, à aller et venir entre ma chambre et mon salon, nous assure-t-elle. Je
ne peux pas sortir, je ne peux pas me mettre à la fenêtre de peur qu’on me voie. » Placée sous protection policière, la jeune femme vit 24 heures sur 24 avec trois agents de la BIP (Brigade d’intervention polyvalente).
« Je ne regrette rien »
Menacée de mort pour avoir porté plainte contre Ousmane Sonko, la jeune femme est perçue par les partisans de l’opposant, et par une partie de l’opinion, comme la pièce maîtresse d’un complot politique ourdi contre celui qui était arrivé troisième à la dernière élection présidentielle. Traitée de tous les noms, taxée de prostituée et de menteuse, elle est soupçonnée d’avoir travaillé main dans la main avec le régime de Macky Sall, pour faire emprisonner son adversaire.
Au Sénégal, une jeunesse exaspérée par le chômage et le manque de perspective économique s’était précipitée dans les rues à l’appel d’Ousmane Sonko lorsque l’affaire avait éclaté. Il accusait alors le président Macky Sall d’avoir fomenté « un complot odieux et minable » et « une lâche cabale politique » contre lui.
Dans les grands centres urbains du pays, les affrontements entre les manifestants et les forces de police, très violents, avaient mis le pays en émoi et le pouvoir aux abois. Au moins 14 personnes sont mortes au cours des émeutes de mars 2021, sans qu’aucune responsabilité n’ait été encore établie.
Adji Sarr, elle, se sent « responsable » de la mort de ces 14 jeunes. « Je regrette d’avoir porté plainte. Je me sens insignifiante, je me dis, « qui suis-je pour oser porter plainte contre lui ? ». Mais d’un autre côté, je ne regrette rien. Ce que j’ai raconté, cela s’est vraiment passé. Je veux que les Sénégalais sachent qui est vraiment Ousmane Sonko. »
« Je veux que les sénégalais sachent qui est vraiment Ousmane Sonko »
Un an après avoir déposé sa plainte, elle a donc décidé de s’exprimer à nouveau devant des médias soigneusement sélectionnés, pour donner « [sa] version des faits ». Et réclamer un procès : « C’est la seule chose que j’attends. Je vis enfermée depuis plus d’un an. Cette situation ne peut pas durer. Si Ousmane Sonko est réellement victime d’un complot, comme il le dit, il n’a qu’à mobiliser l’ensemble de ses
militants pour qu’ils réclament la tenue du procès. » Une idée qui lui tient visiblement à cœur : quelque jour après notre rencontre, elle nous rappellera pour insister sur cette phrase.
Les deux parties de cette affaire judiciaire hautement sensible s’accordent sur un point : depuis le dépôt de la plainte et l’audition de certains témoins, le dossier n’a pas avancé d’un iota. La confrontation entre Adji Sarr et Ousmane Sonko, que cette dernière dit réclamer, n’a pas encore eu lieu. Le spectre de la plainte pour viols et menaces de mort continue de planer sur l’opposant qui marche résolument vers la présidentielle 2024. Arrêté le 3 mars 2021 pour « troubles à l’ordre public » alors qu’il se rendait à la convocation du juge chargé de l’affaire, le député-maire, libéré cinq jours plus tard, vit sous le coup d’un contrôle judiciaire et ne peut quitter le pays. Son procès aura-t-il lieu un jour ?
Viol ou complot
Un an après l’éclatement de l’affaire, Ousmane Sonko est encore plus influent : il a consolidé son statut de principal opposant à Macky Sall. Victorieux à la mairie de Ziguinchor lors des élections locales du 23 janvier dernier, il se prépare à mener la bataille des législatives au sein de sa coalition Yewwi Askan Wi (YAW), aux côtés du nouveau maire de Dakar Barthélémy Dias. Une percée politique qui inquiète Adji Sarr, qui dit craindre pour sa vie, heurtent à la thèse du complot avancée par Ousmane Sonko et ses soutiens. Entre ces deux versions opposées, des zones d’ombres et pléthore de théories. Mais deux réalités également.
La première est politique : depuis l’arrivée au pouvoir de Macky Sall, plusieurs de ses adversaires d’envergure se sont retrouvés hors-jeu ou sont en passe de le devenir, après avoir été condamnés par la justice. Enrichissement illicite pour Karim Wade en 2015, détournement de deniers publics pour l’ancien maire de Dakar Khalifa Sall en 2018. Le nouveau maire de Dakar Barthélémy Dias est lui aussi sous le coup d’une procédure en appel pour le meurtre d’un jeune militant du PDS en 2011. De quoi alimenter les soupçons des soutiens d’Ousmane Sonko, qui crient à la machination politique.
L’autre réalité du pays est sociologique et fait moins souvent la une des journaux : les faits de viols, reconnus comme crimes au Sénégal depuis 2019 seulement, et d’agression sexuelle restent largement sous-documentés, et les plaintes sont rares, les victimes étant bien souvent condamnées au silence.
Quelqu’un aurait-il soutenu, voire incité Adji Sarr à porter plainte contre l’un des principaux responsables politiques du moment ? Élevée par sa « grand-mère » d’adoption, orpheline de mère, Adji Sarr vient d’un milieu très modeste, et dit ne pas recevoir d’aide de sa famille. Elle aurait vu son père, qui habite à Pikine, en banlieue de Dakar, une seule fois depuis le début de l’affaire. C’est dans le courant de l’année 2020 qu’elle rejoint le salon de beauté du quartier sacré-cœur III de Dakar. C’est là, raconte-t-elle, qu’Ousmane Sonko l’aurait violée pour la première fois en novembre de la même année, puis trois autres fois après : «
À chaque fois qu’il venait, il faisait ce qu’il voulait, je n’avais pas le courage de lui dire oui ou non ». Elle va jusqu’à affirmer que d’autres femmes auraient été victimes de viol « dans le salon du massage », des faits fermement niés par le responsable politique. Contactés par Jeune Afrique, ses avocats ont refusé de s’exprimer au sujet de ces déclarations.
Les rares témoins interrogés par la police ont soutenu Ousmane Sonko, selon les procès-verbaux d’auditions. La propriétaire de Sweet beauté spa a taxé Adji Sarr de « manipulatrice » et une employée, qui a partagé un massage à « quatre mains » d’Ousmane Sonko a affirmé que Adji Sarr lui avait demandé de sortir de la pièce et qu’elle l’avait seulement entendu discuter avec Ousmane Sonko.
Et quid de Sidy Ahmed Mbaye, l’« ami et confident » qui amènera la jeune femme à l’hôpital avant de l’accompagner porter plainte ? Ellle assure n’avoir « jamais entendu parler » de son oncle, Maodo Malick Mbaye, un membre de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar.
« Personne ne te croira »
Si elle a porté plainte, soutient-t-elle, c’était uniquement pour que « la police dise à Ousmane Sonko de [la] laisser tranquille. » Elle n’imaginait pas, assure-t-elle aujourd’hui, « l’ampleur » que ses accusations allaient prendre, ni le déchaînement de violence qui allait exploser à travers le pays.
« À l’époque, Ousmane Sonko m’avait dit : le jour où tu parleras, personne ne te croira, et tout le Sénégal dira que c’est un complot, moi le premier. Malheureusement, tout cela s’est vérifié. Ousmane Sonko a détruit ma vie. »
« Tout le monde a peur. L’Etat fuit le dossier »
Lorsque la jeune fille va chercher de l’aide auprès de l’Association des juristes sénégalaises (AJS), historiquement engagée pour les droits des femmes, elle est renvoyée sans soutien. « Même si j’avais tort, ce sont des femmes de l’âge de ma mère, qui auraient pu me soutenir, m’aider à retrouver ma dignité, dit-elle étrangement. Après ça, je ne me suis vue comme morte, car j’ai compris que personne ne pourrait m’aider. Tout le monde a peur d’être accusé de faire partie d’un complot. L’État lui-même fuit ce dossier », lâche Adji Sarr qui affirme ne recevoir d’aide « de personne », sinon d’une association qui préfère rester discrète mais assure ses dépenses quotidiennes.
C’est donc esseulée qu’Adji Sarr s’apprête à fêter son 20e anniversaire, ce 3 mars 2022. Célibataire (« Quel homme oserait sortir avec moi aujourd’hui ? », plaisante-elle amèrement), elle prévoit quand même une fête en petit comité, dans l’appartement flambant neuf, peu décoré, dans lequel elle vient d’aménager. « C’est le jour de ma naissance, mais c’est aussi l’anniversaire des émeutes et de leurs 14 morts.
Ce sera un jour difficile », confie-t-elle.
La jeune femme se dit inquiète pour le futur et la parole des femmes : « Les filles n’oseront plus parler face aux hommes puissants ».
En espérant que sa situation n’évolue, elle s’en remet à Dieu.
Jeune Afrique